Spare Memories

Comme un bruit blanc, mais inversé, saturé – un bruit noir, peut-être. C’est d’abord par le son, sourd et lancinant, que s’ouvre l’exposition Spare Memories de l’artiste Hector Garoscio. Dans l’épaisseur des nappes qui s’étirent ad finitum, le son évoque cette double origine : la nappe souterraine qui retient l’eau captive des formations géologiques aussi bien que le soundscape atmosphérique, Abyssal flow. Il y a quelque chose qui tient du rituel dans ce Om, dépouillé de ses accents religieux, pour ne conserver que la vibration, et sa puissance incantatoire. 

Photographe et musicien, Hector Garoscio conjugue ici les médiums pour évoquer la mémoire des objets, comme on dit qu’il existe une mémoire de l’eau. Ces pièces détachées (spare pieces), qui donnent son titre à l’exposition, sont les éléments d’une carcasse de moto, une Harley Davidson ayant appartenu au père de l’artiste. Recouverte d’un tissu translucide, qui en dévoile les contours en filigrane par le mouvement du drapé, la moto n’a rien d’une épave et renvoie davantage à l’iconographie du gisant. Comme les meubles qu’on recouvre, pour les protéger du passage du temps, la moto voilée (Recumbent Rest) – non sans pudeur, mais en majesté – devient matrice formelle de l’exposition, dans le geste de ready-made augmenté.

L’artiste, en recéleur, s’empare des pièces détachées pour les détourner de leur fonction : dans la série Wells, les cylindres du moteur se muent en projecteurs, dans une archéologie contrariée des appareils. Ces pièces, célibataires, pourraient tout aussi bien appartenir à un bathyscaphe, cet engin sous-marin d’exploration des abysses, qu’à un appareil ancien d’enregistrement du mouvement. Dans la série Aperture, les images enchâssées, comme des gemmes de couleurs, se logent non seulement dans les espaces interstitiels de la mémoire, mais aussi dans ces objets non identifiés, artefacts au rebut. S’il est question de relique, c’est à la fois dans l’instant prégnant photographique et dans le devenir-objet de ces pièces détachées. Photographiées lors d’un voyage au Mexique, les images sous-marines projetées au creux des cylindres se situent aux franges de l’abstraction. Agent dissolvant les contours du réel, l’eau produit des effets d’irisation des couleurs, les reflets bleutés se réverbèrent sur les parois du cylindre, évoquant en écho les ombres moirées d’une grotte souterraine. Ces images cerclées, comme des boîtes de Petri, désarticulent les échelles spatio-temporelles, reliant un imaginaire céleste aux vies minuscules de l’infiniment petit.

La figure de l’artiste-spéléologue – rôde ici le fantôme de Robert Smithson – n’engage pas seulement une exploration physique des anfractuosités du sol mais travaille un imaginaire du deep time, ce temps géologique dont les couches stratifiées du passé, du présent et du futur se superposent. Dans la série Shores, les photographies prises dans les cénotes du Yucatán, ces « trous bleus » d’eau douce aux profondeurs vertigineuses, sont incrustées dans les caches de culbuteurs du moteur, comme des pierres précieuses serties dans un bijou. Les « puits sacrés » du Mexique, formés pendant la période glaciaire, ont une valeur sacrée pour les anciens Mayas, qui y voyaient un seuil vers l’au-delà et jetaient des offrandes dans leurs eaux profondes. S’il est vrai que la photographie est une empreinte lumineuse, fossilisant l’instant dans l’éternité, elle devient ici l’objet d’une pensée géologique de la durée, qui transcende l’échelle humaine et confond les temps passés et à venir. 

Dans L’Eau et les Rêves (1942), Gaston Bachelard explore la poétique élémentaire de l’eau profonde, stagnante dans les millénaires qui nous séparent et dissimulant des secrets enfouis : elle est « la mémoire obscure des ténèbres. (…) Elle attire en elle le rêveur, elle l’invite à descendre dans sa propre profondeur. Qui regarde longtemps une eau profonde sent l’appel d’un monde qui n’est plus celui de la lumière ». Sans doute est-ce à une plongée similaire, en rappel dans les tréfonds de soi et du monde, que nous invite le travail d’Hector Garoscio à travers ce nouveau corpus d’œuvres, composant une partition sibylline à partir des arrangements sonores et lumineux. 

Eline Grignard, 2025.